Cela fait presque trente ans que je photographie les pierres et les roches, de mes études d’art à Strasbourg aux récents ouvrages et expositions sur le sujet et je m’interroge toujours sur la raison qui me pousse à les côtoyer particulièrement. J’en étudie encore les rouages inconscients et cette étrange aspiration à tourner autour de ces objets du temps, à en mesurer la densité et les éclats. Elles soulèvent en tous les cas nombre de questionnements, philosophiques, psychologiques, naturalistes, humanistes, tout ceci bien entendu mêlé et imbriqué.
Dans les interstices d’une pierre, il n’y a jamais rien. L’adage d’Aristote selon lequel la Nature aurait horreur du vide ne me plait pas tant que cela. Il me semble au contraire qu’elle l’adore, ce vide, cet espace entre les choses. Elle doit en faire son maitre-mot, sa litanie. Certes ce vide est plein, mais c’est un poncif, et ça ne mène à rien qu’à du creux. La photographie elle-même est totalement habitée et c’est ce qui me plait : l’incroyable vertu et la présence des matières, comme un creuset alchimique. Alors quand il s’agit de photographier la roche, ce règne de la densité absolue, de la fausse immobilité, du temps géologique dépassant tout entendement, je ne peux que créer des relations, des ruptures ou des épousailles, que m’immiscer dans les noces de la nature artiste.
Je sillonne l’hexagone et j’y retrouve la pureté de Constantin Brancusi ou de Henry Moore dans les érosions du Sidobre ou de la côte de granit rose, les épures de Jean Arp au lac du Merle de Lacrouzette, le chaos explosif d’un Fautrier rongeant les calcaires du Sautadet, et les nuages d’Hokusaï ou de Turner au cirque de Gavarnie un soir de 13 juillet après l’orage.
La pierre est en ronde bosse et les territoires sont des musées, cabinets de curiosités et d’étrangetés, collections de formes, d’accidents et de coïncidences, qui ont pris tout de même entre 100 millions et 2 milliard d’années pour arriver jusqu’à nous. Alors il faut revenir aux sources, au geste inaugural de mon voyage qui n’en finit plus depuis de se poursuivre : « Mes rêves et mes jeux d’enfant, quand je me faisais des histoires autour d’une roche plate émergeant et affleurant de la pelouse, dans notre jardin de Versailles, rue Jacques Lemercier. Mes petits soldats de plastiques, de la marque Airfix, refaisaient le monde : ils se déplaçaient, tombaient souvent de la dalle de pierre sur laquelle ils étaient posés, couraient au milieu des herbes, s’enfonçaient dans la terre, défiaient les tiges acérées de l’acacia comme si c’était des lances d’acier, escaladaient les branches tortueuses du grand chêne – qui n’étaient que des brindilles, sautaient les obstacles – dix centimètres, se tiraient dessus. Les petits cailloux devenaient des rochers, les plus gros des montagnes ou des gouffres. Les arches du Colorado, de cowboys en indien. C’est l’univers de l’enfant, j’étais le roi chez moi ; rien de plus habituel. (…). Il était devenu un temps hors du temps, quelques instants dans ma tête d’enfant : la terre entière. »
Extrait d’un récit de voyage inédit, mars 2017.